vendredi 19 juin 2009

Jour 772

Conte d'été

Le Syndicat de la Magistrature nous livre cette histoire des plus instructives, le 17 juin 2009 :

"Le 29 novembre 2001, une négociation importante se déroule au ministère de l ’intérieur. D’un côté, les syndicats de policiers qui ne cessent depuis quelques mois de contester des décisions judiciaires de remise en liberté ou de placement sous contrôle judiciaire, de l’autre, un ministre, membre du parti socialiste, ami de Lionel Jospin, alors Premier ministre : c’est Daniel Vaillant. [...] Soudain, une main se lève. Dans cette main, un livre. Ce livre c’est "Vos papiers !" que le Syndicat de la Magistrature vient de publier quelques semaines auparavant. C’est un petit précis de droit, somme toute assez ennuyeux, sur les contrôles d’identité, les interpellations et les gardes à vue qui vise un public large de non-juristes et que l’on peut se procurer pour la modique somme de 10 Francs de l’époque.

« - Et contre ça, vous comptez faire quoi, Monsieur le ministre ? »

Dès le lendemain, le 30 novembre 2001, Daniel Vaillant écrit à sa collègue garde des sceaux, Marylise Lebranchu en ces termes : " Cet ouvrage, qui vise à renseigner le lecteur sur le régime légal des contrôles d’identité a été rédigé par Monsieur Clément Schouler, magistrat, sous l’égide du Syndicat de la Magistrature, suscite par certains aspects de son contenu, mais surtout par la nature de sa couverture, une profonde émotion au sein de la police nationale (...) En effet, la présentation de cet ouvrage (...) Laisse apparaître l’image d’un policier à l’air agressif (...) C’est donc l’ ensemble de la police nationale qui se retrouve ainsi manifestement injuriée (...) Par ailleurs, un passage du livre (...) Précise que "les contrôles d’ identité au facies sont non seulement monnaie courante, mais se multiplient" (...) Cette phrase laisse penser que les policiers violent sciemment la loi pour procéder à des contrôles d’identité au seul vu de l’apparence physique de l’individu".

Et le ministre de l’intérieur de conclure qu’il s’agit d’une diffamation et que la garde des sceaux ne saurait rester sans promptement réagir. Ce qu’ elle fait puisque, le jour même, elle répond à son collègue de l’intérieur pour confirmer en partie son analyse juridique et pour lui rappeler, lui donnant une leçon de droit au passage, qu’il appartient en pareil cas au ministre de l’intérieur de déposer plainte.

Le 4 décembre 2001, à l’Assemblée nationale, un député de l’opposition de droite dénommé Patrick Devedjian, interroge ainsi le ministre de l’intérieur socialiste : "Comptez-vous utiliser les moyens dont vous disposez pour déposer plainte contre les magistrats auteurs de cette grave injure ?". Réponse de Daniel Vaillant : "J’ai dit ce que je pensais de la façon choquante, révoltante dont une organisation traite la police de notre pays (...) J’ai, au nom du Gouvernement et comme ministre de l’intérieur, déposé plainte contre ce livre insultant et révoltant", finit-il par lâcher, théâtral en brandissant sa plainte sous les applaudissements des députés socialistes.

Le 5 décembre 2001, le procureur de la République de Paris, ancien directeur de cabinet d’Henri Nallet, ministre socialiste de la justice du gouvernement d’Edith Cresson, Jean-Pierre Dintilhac, fait prendre des réquisitions aux fins d’enquête avant de faire ouvrir une information judiciaire le 30 janvier 2002 contre l’éditeur, le dessinateur de la couverture, Clément Schouler, alors membre du bureau du Syndicat de la Magistrature en sa qualité d’auteur du texte et Evelyne Sire-Marin, alors présidente du même syndicat pour des faits d’injure et complicité d’injure envers une administration publique, en l’espèce la police nationale, en ce qui concerne le dessin de la couverture, et de diffamation et complicité de diffamation envers une administration publique, en l’espèce la police nationale, en ce qui concerne la phrase de l’introduction de l’opuscule déjà pointée par Daniel Vaillant "les contrôles d’identité au faciès sont non seulement monnaie courante, mais se multiplient".

Peu après, à la faveur de l’élection présidentielle de 2002, la droite revient au pouvoir. Nicolas Sarkozy est nommé ministre de l’intérieur. Dés le 10 juillet 2002, soucieux de soutenir la plainte de son prédécesseur, il se constitue partie civile. Sa constitution de Partie civile est déclarée recevable par le juge d’instruction avant d’être jugée irrecevable par arrêt de la chambre de l’instruction de Paris du 25 mars 2003 à qui il suffit de suivre une jurisprudence bien établie de la Cour de cassation. Nicolas Sarkozy choisit néanmoins de se pourvoir en cassation contre ce arrêt. La Cour de Cassation rejettera son pourvoi le 2 septembre 2003.

Entre temps, certainement alerté par le fait que le ministre de l’intérieur ne pouvait que se heurter à une irrecevabilité de sa constitution de partie civile, incapable qu’il était de démontrer l’intérêt personnel qu’il avait dans cette affaire, le syndicat de policiers, « Synergie officiers » a tenté lui même de se constituer partie civile, tentative qui se heurtera, conformément à la jurisprudence constante en la matière, à la décision du juge d’instruction la déclarant irrecevable qui sera confirmée par la chambre de l’instruction le 7 octobre 2003.

Cet épisode de la procédure relative à « Vos papiers ! » où, contre toute logique juridique, Nicolas Sarkozy a tenté de se constituer partie civile dans une affaire à l’évidence suscitée par l’ire de certaines organisations policières à l’encontre de la couverture du livre qu’ils jugeaient insultante en raison de la caricature y figurant ( Daniel Vaillant, dans sa plainte, la décrivait ainsi : "une figure de policier affligée d’un groin, coiffée d’une casquette de gardien de la paix") est à rapprocher de l’ attitude qu’il eut lors de l’ affaire des caricatures de Mahomet, publiées par le journal « Charlie Hebdo ».

En février 2007, Nicolas Sarkozy adressait en effet au directeur de la publication de ce journal une lettre où il disait préférer " l’excès de caricatures à l’absence de caricature". L’homme ou les circonstances pouvaient avoir changé en quatre ans, mais alors même qu’il écrivait ces lignes, le procès « Vos papiers ! » continuait. Il aurait pourtant suffit à ce même Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, de se désister de la plainte que son prédécesseur socialiste avait déposé en sa qualité pour que s’éteigne l’action publique.

Pire encore : après un jugement de relaxe générale prononcé par la 17e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de paris le 9 mai 2006, le parquet, sous l’autorité du Gouvernement, interjettera appel, ce qui permettra à la 11e chambre de la cour d’appel de Paris de condamner tous les prévenus dans l’affaire « Vos papiers ! » le 18 janvier 2007.

En première instance, lors de l’audience devant le tribunal correctionnel de Paris, le parquet, après des réquisitions en demi-teinte, s’en était pourtant remis à la sagesse du tribunal. Il faut dire que, devant lui, avaient été cités en qualité de témoins par Clément Schouler, assisté par Maître Hervé Témime, Aïda Chouk, alors présidente du Syndicat de la Magistrature, Dominique Noguère, avocate et vice-présidente de la Ligue des Droits de l’Homme, Laurent Mucchielli, directeur de recherches au CNRS, auteur de nombreuses études sociologiques sur la police, et Christophe Raphël, ancien secrétaire général de la CGT-police à Paris. Tous avaient exposé à quel point il leur semblait incongru que l’on puisse estimer que dire que "les contrôles d’identité au facies sont non seulement monnaie courante, mais se multiplient" puisse être jugé diffamatoire envers la police tant de nombreux rapports publics, de nombreuses études et la pratique des militants associatifs, syndicaux et des professionnels qu’ils soient avocats, magistrats ou policiers attestaient tous de la pratique courante des contrôles d’identité aux faciès que l’évolution de la législation et des politiques de l’immigration avaient fait croître.

De nombreux documents étaient aussi versés aux débats : études sociologiques sur les pratiques policières, rapports d’institutions publiques nationales et européennes, d’organisations non gouvernementales, débats parlementaires si bien que le tribunal correctionnel ne pouvait que constater que "sur la base de ces éléments, Clément Schouler pouvait s’exprimer librement comme il l’a fait, en usant de surcroît d’un ton modéré et en restant sur le terrain d’une analyse dénuée de toute volonté polémique". Le tribunal soulignait même que " Clément Schouler, mandaté à cette fin par un syndicat de magistrats, poursuivait donc un but éminemment légitime, dès lors que l’ ouvrage litigieux visait à faciliter l’accès des citoyens à la règle de droit ( objectif à valeur constitutionnelle, comme l’a décidé le Conseil constitutionnel en sa décision du 16 décembre 1999)" et participait au nécessaire contrôle démocratique du bon fonctionnement des institutions publiques, et spécialement de celles chargées de faire respecter la loi". Quant à la caricature de la couverture, elle était jugée comme restant "dans le champ largement reconnu à la liberté d’expression". Un relaxe générale était donc prononcée.

Les juges d’appel saisis par le parquet, sur la caricature, infirmaient cette décision en des termes particulièrement sévères puisqu’ils estimaient que « le dessin de la couverture présentait »le policier sous des traits particulièrement dégradants dont l’accumulation et le caractère outrancier participaient d’une volonté délibérée de donner une image à la fois humiliante et terrifiante de la police".

Quant aux propos poursuivis, après avoir refusé aux témoins cités par Clément Schouler ( les mêmes qu’en première instance) le droit de s’ exprimer, la cour d’appel de Paris, de manière totalement illogique relevait d’une part que Clément Schouler prétendait ne pouvoir rapporter la preuve de ce qu’il avançait ( ce qui découlait du reste logiquement de son choix de plaider la bonne foi et non la vérité des faits en l’absence de toute statistique sur les contrôles d’identité et de la prohibition de toute statistique ethnique en France) et d’autre part que les élément versés aux débats n’établissaient ni l’augmentation des pratiques discriminatoires en matière de contrôles d’identité ni même la part très significative que représenteraient les pratiques illégales de la police. Sur ce fondement contradictoire, Clément Schouler en sa qualité d’auteur du texte était déclaré complice du délit de diffamation publique envers la police nationale et condamné à une amende de 800 Euros. L’éditeur écopait de 1000 Euros d’ amende. Quant au dessinateur de la couverture, déclaré coupable de complicité d’injure envers la police nationale, il était condamné à 500 Euros d’amende.

Contre cet arrêt, un pourvoi était formé par Clément Schouler avec le soutien du Syndicat de la Magistrature. Il était porté devant la Cour de Cassation par Me Claire Waquet qui contestait notamment le refus de la Cour d’appel de Paris d’entendre les témoins cités par la défense sans réquisitions du parquet général ni motifs. Ce pourvoi relevait également que la cour d’appel de Paris avait méconnu les principes relatifs à la liberté d ’expression édictés par l’article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Le parquet général près la Cour de Cassation se prononçait en faveur de la cassation de l’arrêt de condamnation de la cour d’appel de Paris. Il rappelait sèchement aux juges d’appel de Paris qu’il leur aurait suffit d’ ouvrir un code pénal pour comprendre que, contrairement à ce qu’ils avaient affirmé dans leur arrêt, il ne pouvait être reproché à Clément Schouler d’ accuser la police de se rendre coupable de "commission délibérée et à grande échelle d’infractions pénales, celles de discriminations", comme ils l’ avaient pourtant écrit, puisque le délit de discrimination en droit français suppose le refus d’un droit, de la fourniture d’un bien ou d’un service, le refus de l’embauche ou l’entrave à une activité.

Avec humour, l’avocat général près la Cour de Cassation rappelait à cette juridiction qu’elle avait déjà estimé que la prudence dans ses propos n’ était pas forcément exigée pour démontrer sa bonne foi (2) puisque, le 23 mars 1978, la chambre criminelle de la Cour de Cassation avait approuvé une cour d’appel qui relaxait le garde des sceaux d’alors, Jean Foyer. Le ministre de la justice imputait alors au Syndicat de la Magistrature des faits de "noyautage, de participation à la lutte des classes et le fait d’ être une organisation subversive faisant la loi dans les assemblées générales de magistrats".

L’avocat général près la Cour de Cassation se fondant également sur une jurisprudence bien établie de la Cour européenne des droits de l’homme, finissait par estimer que le sujet traité par « Vos papiers ! » touche à l’ exercice des libertés individuelles qui donne lieu à un large débat national de nature politique qui autorise une plus grande liberté d’expression et ce d’autant plus que "la question entre dans le champ de réflexion du Syndicat de la magistrature, dont l’auteur de l’article est un des représentants nationaux, ce qui l’autorise à une plus grande liberté d’expression".

La chambre criminelle de la Cour de Cassation, par un arrêt du 17 juin 2008, a donc cassé et annulé l’arrêt de la cour d’appel de Paris, estimant qu’ "en subordonnant le sérieux de l’enquête à la vérité des faits, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision".

Cet arrêt renvoie l’affaire devant la cour d’appel de Rouen qui ne rendra sa décision que le 4 février 2009. Dans cette ultime décision, la cour de Rouen, après avoir relevé le caractère diffamatoire des propos poursuivis, reconnaît le but légitime de « Vos papiers ! » à savoir "informer les lecteurs de l’état de la législation régissant les contrôles d’identité, de leur mise en oeuvre et de leur contrôle juridictionnel ainsi que les droits et recours des citoyens en la matière« et souligne qu’ »incontestablement l’ouvrage traite d’un sujet en relation avec les libertés individuelles et d’intérêt public qui donnait lieu, au temps de sa rédaction et de sa publication, à un débat national autorisant une certaine liberté d’expression. Cet ouvrage est le résultat d’un travail sérieux, utile ; Clément Schouler, dans son souci d ’exposer aux lecteurs de son ouvrage l’état de la législation régissant les contrôles d’identité et les droits et recours des citoyens en la matière, tout en indiquant la dérive que constitue les contrôles d’identité au faciès, n’a fait preuve d’aucun excès d’aucune démesure et les propos incriminés figurant dans l’introduction de cet ouvrage ont été écrits à partir d’un ensemble de témoignages et document de nature à faire naître un doute sur la régularité d’un certain nombre de contrôles effectués par les policiers et constituant une base factuelle suffisante pour établir la sincérité et la bonne foi de leur auteur. Au vu de ces considérations, il n’ est pas établi qu’à l’occasion de l’introduction de son ouvrage Clément Schouler ait tenu des propos qui excédaient, sur le sujet traité et dans la mesure des termes employés, l’obligation de prudence à laquelle il était tenu".

Il aura donc fallu plus de sept ans de réflexion à la justice française pour affirmer définitivement, au terme d’une procédure marquée par de nombreux recours et rebondissements, que le Syndicat de la Magistrature pouvait légitimement écrire en 2001 que "les contrôles d’identité au facies sont non seulement monnaie courante, mais se multiplient".

Cette procédure et la publicité que lui en a assurée Daniel Vaillant aura bien sûr contribué au succès éditorial de l’ouvrage du Syndicat de la Magistrature « Vos papiers ! ».

Mais au delà de son issue favorable à la liberté d’expression, l’existence même de ce procès de sept ans, son coût en temps, en énergie, en investissement intellectuel et en diligences de défense est à lui seul de nature à limiter la liberté d’expression.

Il aura fallu que le Syndicat de la Magistrature engage ses forces militantes et son opiniâtreté dans cette bataille judiciaire pour qu’elle aboutisse en sa faveur.

Il ne fait cependant pas de doute que la plupart des auteurs et éditeurs ne peuvent se permettre de se retrouver engagés dans d’aussi longs procès. De ce point de vie, l’objectif que poursuivait Daniel Vaillant et, après lui, Nicolas Sarkozy, ainsi que ceux qui sont à l’origine de l’appel du jugement de relaxe du tribunal correctionnel de Paris aura été atteint : il demeure risqué en France de critiquer le fonctionnement de l’institution policière."