mercredi 21 septembre 2011

Jour 1593

Résumé des épisodes précédents

Le Secrétaire général du Syndicat de la magistrature , dans Libération, le 21 septembre 2011 :

"Le 12 décembre 2003, celui qui n’était alors «que» ministre de l’Intérieur déclarait aux futurs juges et procureurs de l’Ecole nationale de la magistrature : «Je ne suis pas garde des Sceaux, mais il y aurait des choses à faire dans ce secteur. Ne le répétez pas, on me prêterait des ambitions que je n’ai pas .» La suite a confirmé qu’il en avait un peu plus, mais cette série d’antiphrases prononcées en ces lieux éclaire rétrospectivement la domination que l’actuel chef de l’Etat a choisi d’asseoir sur l’institution judiciaire. On aurait tort, cependant, d’y voir seulement l’empreinte d’un ressentiment personnel. Trop souvent, les poncifs de la psychologie spontanée altèrent l’analyse des relations entre le pouvoir politique et l’autorité judiciaire. Ainsi, lorsque celle-ci résiste aux tentatives de délégitimation et de domestication émanant de celui-là, il ne peut s’agir que d’une «grogne» ou d’un «mouvement d’humeur», déshistoricisé et dépolitisé, comme le traitement de «l’affaire de Pornic» l’a récemment illustré. Un double reproche contradictoire est alors adressé aux magistrats : ils font de la politique (au sens péjoratif de «politique politicienne») ; ils sont «corporatistes» (fausse analyse, vraie insulte qui sert désormais à discréditer a priori toute contestation émanant d’un secteur professionnel). On perd ainsi de vue la triple dimension sociale de la justice qui est à la fois un service, une institution et un régulateur. Rechercher ce qui est vraiment en jeu exige de défaire une série d’écrans : le juge cache le judiciaire qui cache la justice elle-même, comme la personne de Nicolas Sarkozy tend à occulter le contenu du pouvoir qu’il exerce. La mise en scène du conflit entre «les juges»- «petits» ou «rouges», c’est selon - et leur pourfendeur officiel fait oublier que c’est bien de la justice qu’il est question, c’est-à-dire d’un pan entier de la société et de son gouvernement. Or, en quelques années, la justice a enregistré des régressions majeures qui en disent long sur la situation générale. Le service public judiciaire est ainsi passé de la pénurie à l’asphyxie. Les juridictions ont subi une baisse drastique des crédits affectés à la rémunération des greffiers, assistants de justice, interprètes, experts, enquêteurs sociaux… Parallèlement, les départs à la retraite ont cessé d’être compensés et de nombreux tribunaux et services ont été rayés de la carte. Cette fameuse question des «moyens», lassante à force de devoir être posée, est souvent dépouillée de sa dimension idéologique. Il s’agit pourtant de l’application à la justice des préceptes libéraux du «New Public Management», qui porte depuis 2007 le doux nom de «Révision générale des politiques publiques». Les conséquences en sont multiples : allongement des délais de jugement, explosion de la durée des audiences, peines exécutées tardivement, réduction de l’aide aux victimes, mesures socio-éducatives ineffectives… Simultanément, la loi et les pratiques ont été remodelées par l’idéologie gestionnaire, au mépris de la qualité de la justice rendue : expansion des procédures sans audience ou «à juge unique», banalisation de la «visioconférence», primes de rendement, formatage de la formation, obsession des statistiques, etc. Par ailleurs, les assauts contre l’indépendance de la justice ont atteint un niveau inégalé sous la Ve République. Les pressions - hélas classiques - se sont intensifiées et diversifiées. Trois leviers ont été actionnés : le dénigrement permanent, le resserrement du lien hiérarchique et la contrainte par la loi elle-même. On ne compte plus les sorties de responsables politiques, chef de l’Etat en tête, conspuant telle ou telle décision judiciaire en violation de la séparation des pouvoirs. La ritournelle est connue : il n’y a pas de justice, vive le gouvernement ! On ne peut davantage énumérer les diverses manifestations de la reprise en main des parquets, qu’il s’agisse de contrôler la carrière des procureurs ou de piloter les affaires sensibles. Mais le plus simple est encore de ligoter les magistrats avec des textes (ex : la loi sur les «peines planchers»). Ici, un procureur peut afficher sa totale soumission à l’exécutif ; là, un juge paie son insoumission à l’emprise policière ; ailleurs, la hiérarchie choisit ses magistrats dans des dossiers «signalés» ; partout, l’indépendance de la magistrature - donc de la justice rendue - est menacée. Fait notable : on savait le parquet particulièrement exposé ; on découvre - ou l’on finit par s’avouer - que le siège l’est (presque) autant. Enfin, c’est la fonction même de la justice qui se trouve dénaturée. Non seulement sa composante pénale tend à devenir hégémonique, mais elle s’est muée en usine répressive au service du pouvoir. Là encore, le mélange discours + lois + pratiques a fait des ravages : dévoiement de la comparution immédiate, banalisation de la détention provisoire, déspécialisation de la justice des mineurs, extension des procédures d’exception… On aurait tort, cependant, de conclure au renforcement général de l’Etat pénal : si les pauvres, les jeunes, les étrangers et les militants ont de plus en plus de soucis à se faire, les puissants en ont de moins en moins ! La justice offre ainsi un condensé de politique libérale-autoritaire combinant casse des services publics, concentration des pouvoirs, recul différencié des droits et libertés. Ce mode de gouvernement est aussi une stratégie personnelle : Nicolas Sarkozy a bien compris les profits qu’il pouvait en tirer ; il a fondé son ascension sur le terrain de la «sécurité», se présentant comme l’homme providentiel après le «21 avril». Depuis 2007, il revendique une légitimité sans partage, enfermant la démocratie dans les limites commodes du suffrage. Les magistrats, entre autres, n’auraient rien à dire, parce qu’ils ne seraient pas investis par le «peuple français» au nom duquel ils rendent leurs décisions, et parce qu’ils seraient par essence condamnés au silence. Reste que c’est bien le peuple qui fait les frais de cette politique et que les magistrats ont le devoir de vendre la mèche de leur instrumentalisation."