vendredi 1 avril 2011

Jour 1421

Justice pour tous (?)

Maitre Eolas, le 7 mars 2011 :

"On dit que deux défis se dressent devant l’humanité : maîtriser la fusion à froid et juger un ancien président de la République en France. C’est très exagéré. La fusion à froid, on finira par y arriver.

Ainsi doit s’ouvrir cet après-midi au tribunal de grande instance de Paris (♥) un procès concernant les emplois fictifs de la ville de Paris. Parmi les prévenus, le Président le mieux élu de l’Histoire de la République, ès qualité de maire de Paris à l’époque des faits, qui est accusé d’avoir fait salarier par la ville de Paris des personnes qui en réalité travaillaient à plein temps pour son parti, le RPR.

Les faits sont très anciens (Jacques Chirac a cessé d’être maire de Paris en 1995), mais les deux mandats de celui-ci ont contraint la justice à suspendre son cours, immunité du Président de la république oblige.

[...]

Je reprends donc.

La prescription est une règle d’ordre public qui veut qu’on ne puisse plus poursuivre une infraction après l’écoulement d’un certain délai (trois mois en matière de presse, un an pour une contravention et certains délits de presse comme l’injure raciale, trois ans pour un délit, dix ans pour un crime ou un délit sexuel sur mineur, vingt ans pour un crime sexuel sur mineur et le délit de trafic de stupéfiants, trente ans pour le crime de trafic de stupéfiants, les crimes contre l’humanité étant imprescriptibles) pendant lequel la justice a été inactive (tout acte de poursuite fait repartir le compteur à zéro),

Le point de départ de ce délai est naturellement la commission de l’infraction. Mais la Cour de cassation a jugé, et de manière très constante, que dans le cas de délits dits clandestins, comme l’abus de biens sociaux, l’abus de confiance et la corruption, le point de départ de ce délai était non pas la commission de l’infraction, mais le jour de sa découverte dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique.

Rappelons que le délit d’abus de biens sociaux consiste à faire un usage des biens d’une société commerciale avec une finalité autre que son activité commerciale (le PDG qui paye des bijoux à sa femme avec la carte bancaire de la boîte), et que l’abus de confiance consiste à faire d’un bien qu’on a reçu en vertu d’un contrat un usage autre que celui prévu par le contrat (le président d’une association qui utilise les fonds de l’association à des fins personnelles commet un abus de confiance, pas un abus de biens sociaux puisque l’association loi 1901 n’est pas une société commerciale).

Cette jurisprudence est redoutable puisqu’elle a rendu de fait quasiment imprescriptibles ces délits économiques et financiers. Et précisément, c’est elle qui a permis au procès des emplois fictifs de se tenir (puisque le pot aux roses n’a été découvert qu’en 2001, quand la mairie de Paris a basculé à gauche, le successeur de Jacques Chirac n’ayant pour sa part mystérieusement rien remarqué de suspect dans les comptes). Certes, son principe ne peut que réjouir les amateurs de morale publique, dont je suis, mais il est vrai qu’elle navre les amateurs d’égalité devant la loi, dont je suis aussi, qui ont du mal à comprendre que le gérant d’une épicerie qui oublie de payer la canette de coca qu’il boit quand la soif le saisit soit traité plus durement que celui qui aura frappé son conjoint (prescription du délit de violence de trois ans à compter de l’impact).

[...]

Comme vous le voyez, le débat juridique s’annonce passionnant, les deux positions ayant de solides arguments, et ses conséquences peuvent être considérables (en cas de succès, ce sera la plus grande amnistie en matière de délits économiques et financiers de l’histoire)."