Bug Brother, le 2 décembre 2009, une tribune du club Droits, Justice et Sécurités :
"Le mardi 26 novembre 2009, les parlementaires UMP ont voté contre la proposition de loi relative aux fichiers de police des députés Delphine Batho (PS) et Jacques-Alin Bénisti (UMP). Elle avait pourtant été initialement adoptée à l’unanimité par la commission des lois de l’Assemblée nationale, et fait l’objet d’un consensus parlementaire suffisamment notable pour être souligné. Sa principale proposition visait à modifier la loi n°78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, afin que l’autorisation de créer des fichiers ou des catégories de fichiers de police intéressant la sécurité publique ou ayant pour objet la prévention, la recherche, la constatation ou la poursuite des infractions pénales, relève désormais de la loi. Cette modification visait à répondre au « scandale » EDVIGE, et à la découverte, par les deux parlementaires, du fait que 25% des fichiers de police (ayant augmenté de 70% ces trois dernières années) ne reposaient sur aucune base légale. La récente création de deux nouveaux fichiers, censés succéder à EDVIGE, témoigne également de la nécessité d’introduire un tel contrôle parlementaire préalable à la création des fichiers de police.
Le dimanche 18 octobre 2009, deux décrets ont été publiés au Journal officiel. Le premier institue un traitement automatisé de données à caractère personnel relatif aux enquêtes administratives liées à la sécurité publique dont l’objectif consiste à s’assurer que toutes les personne âgées d’au moins 16 ans postulant à certains emplois n’ont pas un comportement considéré comme incompatible avec l’exercice de ces mêmes activités professionnelles. Le second créé un traitement de données à caractère personnel relatif à la prévention des atteintes à la sécurité publique et vise les « personnes dont l’activité individuelle ou collective indique qu’elles peuvent porter atteinte à la sécurité publique ».
Ces deux fichiers se substituent en quelque sorte à EDVIGE et EDVIRSP qui avaient fait naître de très vives polémiques l’année dernière. Ils sont déjà à l’origine de nouvelles controverses opposant les tenants d’un renforcement du fichage considéré comme nécessaire au travail policier à ceux qui stigmatisent les dérives liberticides inhérentes à un tel processus. Pour ces derniers, ces deux fichiers inédits posent, comme leurs prédécesseurs, de graves questions. Ainsi la mention de « l’origine géographique » des personnes fichées est une notion juridiquement floue, qui peut constituer à la fois un habile moyen de contourner l’interdiction de faire référence aux origines ethnique ou raciale des personnes et une façon détournée de stigmatiser certains quartiers difficiles. La collecte de très nombreuses données sur les personnes et leur entourage ne concerne plus directement la santé et la vie sexuelle des « personnalités politiques », mais elle renvoie notamment au recueil d’informations patrimoniales ou relatives à leurs activités publiques, à leur comportement et à leurs déplacements. Le fichage des enfants âgés d’au moins 13 ans est prévu afin de prévenir les atteintes à la sécurité publique, au mépris des règles strictes que détermine la Convention internationale des droits de l’enfant.
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Il est normal, et sain pour le débat public et le fonctionnement de notre démocratie, que les parlementaires s’interrogent enfin sur l’efficacité de tels dispositifs au regard de l’action conduite par les forces de l’ordre. La prolifération des bases de données accroît-elle significativement les performances policières, alors même que le nombre d’erreurs dans les fichiers est en constante augmentation ? L’importance des coûts induits par la mise en place et l’exploitation de ces fichiers est-elle justifiée au regard des résultats qu’ils permettent d’obtenir et quels sont exactement ces résultats? Quels sont les dispositifs d’évaluation, s’ils existent, mis en œuvre dans ce domaine ?
Il est devenu indispensable, après la publication début 2009 du rapport de la toute première mission d’information sur les fichiers de police, que le Parlement s’interroge également sur la façon dont il convient de gérer au mieux ces fichiers. Sont-ils actuellement tous légalisés ? Font-ils l’objet d’une alimentation appropriée par des agents suffisamment formés ? Un contrôle des fonctionnaires qui y ont accès s’opère-t-il de manière adéquate et rigoureuse ? Quels sont les détournements de finalité dont peuvent faire l’objet certains fichiers, qui comme le fichier de renseignement judiciaire STIC s’est progressivement transformé en instrument de discrimination à l’emploi, en raison de sa consultation systématique dans le cadre d’enquêtes administratives de moralité ?
Enfin, cette réflexion ne peut faire l’impasse sur la faiblesse actuelle du régime de protection des données à caractère personnel, sur les risques d’atteinte à la vie privée et à des droits considérés comme fondamentaux, comme le droit à l’oubli ou à la présomption d’innocence, sur la possible stigmatisation de certaines catégories d’individus, sur les dérives liées à la consolidation d’une logique de « traçabilité » et de « profilage » des personnes. Autant de problématiques cruciales qu’il convient d’aborder en ne se limitant pas à leur seule dimension nationale, puisque l’Europe s’engage, depuis peu, dans la constitution de bases de données personnelles biométrisées de très grande ampleur (notamment le SIS II et le VIS) et dans un processus destiné à rendre « interopérables » les bases d’ADN et d’empreintes digitales des États-membres.
Nous affirmons que le lieu de l’examen d’ensemble des enjeux du fichage policier est naturellement le Parlement et non pas les services du Ministère de l’Intérieur. Le Parlement doit jouer pleinement son rôle en redéfinissant un socle de principes, de règles et de procédures véritablement transparents sans lequel il n’y a ni État de droit ni démocratie."