vendredi 16 mars 2012

Jour 1770

La justice en roue libre

Libération, vendredi 16 mars 2012 :

"Les avocats de Julien Coupat, mis en examen pour «organisation d’une association de malfaiteurs terroristes», déposent aujourd’hui une «requête en récusation», auprès du premier président de la cour d’appel de Paris, contre Thierry Fragnoli. Des «propos subjectifs» qu’il a tenus à des journalistes trahiraient un «parti pris en faveur de la culpabilité». Le dernier épisode désopilant du magistrat, révélé mercredi par le Canard enchaîné, vient «conforter» à leurs yeux le côté va-t-en-guerre et revanchard du juge contre les mis en examen. Fragnoli a envoyé un mail à des journalistes, depuis son adresse professionnelle, pour couper l’herbe sous le pied du Canard qui venait de l’appeler au sujet d’une sacoche bourrée de documents confidentiels oubliée par un des enquêteurs lors d’une perquisition. Le 23 février, à Mont-Saint-Aignan, près de Rouen, le juge a débarqué avec une trentaine de policiers de l’antiterrorisme (SDAT) chez un forgeron suspecté d’avoir fabriqué les crochets ayant servi à saboter une ligne TGV fin 2008. Charles R. a été embarqué en garde à vue (puis relâché sans mise en examen), mais ses proches ont récupéré une sacoche avec les noms et numéros de portable des enquêteurs, les photos et adresses en Normandie de personnes surveillées, et un PV de garde à vue en blanc estampillé par la SDAT, pas du tout réglementaire. «Durite». Après le coup de fil du Canard lundi, le juge Fragnoli s’est empressé d’alerter par écrit certains journalistes moins corrosifs du Nouvel Observateur, de l’Express et d’Europe 1, qu’il appelle «amis de la presse libre». Précisant, entre parenthèses : «Je veux dire celle qui n’est pas affiliée à Coupat/Assous.» Cette allusion à Jérémie Assous, l’un des défenseurs de Julien Coupat, démontre, selon la requête de Thierry Lévy, Louis-Marie de Roux et Me Assous lui-même, «l’existence d’une animosité personnelle de M. Fragnoli à l’égard de l’un des mis en examen et de l’un de ses avocats, mais également un mépris total de la part du magistrat des obligations de sa fonction». Dans ce mail ayant pour objet «scoop Coupat/Canard», le juge alerte et informe des journalistes non-collabos - si l’on comprend bien - sur la perte de ces «documents policiers» qui n’ont «aucun intérêt» : «Bon alors avant que vous me demandiez ce que j’en pense - en OFF - depuis mes vacances (je pars tout à l’heure 2 semaines en Espagne)…» Du jamais-vu. Que des juges parlent en «off» (de façon confidentielle) à des journalistes, la presse ne va pas s’en plaindre. Mais quelle mouche a piqué le juge Fragnoli pour cumuler ainsi les imprudences ? Pour un de ses confrères, «ce mélange confondant d’aveuglement et de naïveté montre qu’il a pété une durite. Il a été blessé par cette affaire. Là, ça dérape, on est sorti du débat terro-pas terro [-risme, ndlr].» «Gibier». Depuis plus de trois ans, le débat fait rage autour de ce dossier censé illustrer «la menace de la mouvance anarcho-autonome» ou de «l’ultra-gauche». Les policiers du renseignement (RG, DCRI) et de la PJ, ainsi que la ministre de l’Intérieur d’alors, Michèle Alliot-Marie, l’ont survendu en terrorisme, là où d’autres ne voient qu’une simple affaire de droit commun, une dégradation de voie ferrée comme il en existe 4 000 chaque année. A force de s’enferrer dans la qualification de terrorisme pour ne pas laisser à d’autres «son» dossier, Fragnoli a peut-être dérapé avec ce mail. Un haut magistrat «n’en revient pas», un autre prédit «une sanction disciplinaire», mais «pas pour violation du secret», et la chancellerie ne «souhaite pas faire de commentaires». Dans leur requête, Mes Lévy, Roux et Assous, - auxquels s’associe Me William Bourdon pour Yldune Lévy, autre mise en cause -, visent également «les entretiens nombreux» que le journaliste David Dufresne a eus avec le juge entre 2009 et 2011(lire ci-contre), lesquels révèlent son «point de vue» et ses «émotions». L’auteur y écrit que le juge «exultait» lorsqu’il a appris que des tubes en PVC ayant pu servir de perches pour poser les crochets sur les caténaires avaient été retrouvés au fond de la Marne. Son «excitation» est comparée à celle «d’un orpailleur dans un champ de ruines, des perches pour pépites» alors que le dossier manque d’éléments bétons : «Il était persuadé de tenir enfin la preuve matérielle qui allait clouer le bec à tout le monde […]. Il serait réhabilité. A son entourage, il affirma qu’il était désormais persuadé qu’il ne prononcerait pas de non-lieu.» Pour les avocats, «en acceptant de se livrer ainsi, M. Fragnoli a cessé d’être un magistrat impartial qui doit, selon la loi, instruire à charge et à décharge. Il s’est publiquement comporté comme un chasseur poursuivant son gibier». Que décidera la justice contre lui ? Et sa hiérarchie ? Pour avoir rencontré une source hors PV dans l’affaire Clearstream, le juge financier Renaud Van Ruymbeke est poursuivi par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) depuis près de cinq ans. Le juge Patrick Ramaël, qui instruit les disparitions à Paris de l’opposant marocain Mehdi ben Barka et en Côte-d’Ivoire du journaliste Guy-André Kieffer, est renvoyé devant l’instance disciplinaire pour un manque de délicatesse envers sa hiérarchie. Et le juge Marc Trévidic, en charge de l’attentat de Karachi et du génocide au Rwanda, a été menacé de sanctions pour avoir reçu des journalistes."