mardi 2 mars 2010

Jour 1028

La justice sous les eaux

Syndicat de la Magistrature, le 2 mars 2010 :

"L’information vient de tomber : la Chancellerie partage les opinions du comité de « réflexion » sur la justice pénale présidé par Philippe Léger, lui-même très largement en phase avec les desiderata du président de la République. Etonnant, non ?

L’architecture de « l’avant-projet du futur code de procédure pénale » est donc conforme aux craintes exprimées par l’écrasante majorité du monde judiciaire, ainsi que par de nombreux citoyens et parlementaires : à un parquet plus soumis et omniprésent que jamais sont censés faire face, chacun dans son rôle d’intermittent précaire, un nouveau juge à tout faire - surtout ce qu’on lui demande - baptisé « juge de l’enquête et des libertés » (JEL) et une défense dont le destin s’apparente décidément à celui d’un alibi procédural.

Ainsi le ministère public se voit-il confier le sort de toutes les enquêtes pénales, notamment les plus sensibles, sans aucune modification de son statut. Le texte précise seulement que les magistrats du parquet ne devront pas « exécuter des instructions individuelles qui seraient contraires à l’exigence de recherche de la manifestation de la vérité et de conduite des investigations à charge et à décharge »… Double plaisanterie en une phrase : un devoir de désobéissance au garde des Sceaux mal intentionné (il y en a donc !), alors que la carrière des procureurs dépend entièrement… du garde des Sceaux, et une exigence de totale impartialité qui n’est pas sans rappeler la supposée « schizophrénie » du juge d’instruction, à ceci près que le procureur est l’autorité de poursuite !

Il sera en pratique quasiment impossible de contrer l’inertie de ce parquet devenu surpuissant. La fameuse constitution de « partie citoyenne » est encadrée par de telles conditions qu’elle demeurera marginale. Quant au JEL, présenté par le garde des Sceaux comme un rempart inébranlable, il ne sera saisi durablement d’une procédure que si le parquet envisage contre le mis en cause une mesure privative ou restrictive de liberté. Dans le cas contraire, les demandes du procureur pourront être examinées successivement par différents JEL, qui ne pourront donc pas suivre le dossier.

Les « chambres de l’enquête et des libertés » (ChEL) pourront certes accomplir elles-mêmes des actes d’investigation, mais les chambres de l’instruction ont déjà cette faculté et n’en usent presque jamais pour des raisons évidentes : elles ont la charge de contrôler plusieurs milliers d’enquêtes, donc le pouvoir de n’en réaliser aucune.

Une disposition démontre particulièrement l’emprise du parquet sur cette nouvelle procédure pénale : le JEL ne pourra envisager de placer une personne sous contrôle judiciaire ou en détention provisoire que si le procureur de la République requiert l’une ou l’autre de ces mesures. Un tel mécanisme sera sans doute très utile lorsque des proches du pouvoir seront menacés d’incarcération ou même d’un cautionnement…

Le JEL est par ailleurs affecté d’un nouveau type de « schizophrénie » : il pourra juger celui contre lequel il aura autorisé une prolongation de garde à vue, une écoute téléphonique, une perquisition ou encore une sonorisation de domicile… Voilà qui devrait le placer dans de bonnes dispositions !

Quant à l’augmentation des droits de la défense, elle est aussi faible que celle des pouvoirs du parquet est importante. S’agissant de la garde à vue, il est ainsi toujours prévu de différer systématiquement l’intervention de l’avocat dans les affaires de criminalité organisée et de terrorisme, contrairement à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme. En matière de droit commun, l’avocat ne pourra assister aux auditions de son client qu’à partir de la 24ème heure et il n’aura pas accès à la totalité du dossier. Enfin, il n’est pas envisagé de réformer l’aide juridictionnelle, de sorte que le caractère profondément inégalitaire de notre défense pénale est une nouvelle fois validé.

Surtout, ce texte consacre l’appropriation policière du processus pénal. En effet, les officiers de police judiciaire seront de fait chargés de la quasi-totalité des auditions des personnes mises en cause, y compris parfois de « l’interrogatoire de notification de charges » - équivalent de l’actuelle mise en examen - et des interrogatoires postérieurs à cette notification, aujourd’hui réalisés par les seuls juges d’instruction. La séparation entre les phases policière et judiciaire vole ainsi en éclats, au péril de la qualité des procédures et d’une réelle direction d’enquête par l’autorité judiciaire.

En définitive, cet avant-projet de loi parachève un mouvement qui tend à déposséder de ses attributions le juge indépendant au profit du procureur dépendant et celui-ci au bénéfice du policier.

Concernant la détention provisoire, le texte n’est absolument pas à la hauteur des enjeux mis en lumière par le drame « d’Outreau ». Les critères n’ont pas été revus, les délais succèderont toujours aux délais, la décision d’incarcération restera confiée à un seul magistrat (le JEL), un juge de proximité pourra siéger au sein du « tribunal de l’enquête et des libertés » (TEL) compétent pour la prolongation de la détention provisoire et le procureur pourra faire échec immédiatement à une décision de non-prolongation au moyen d’un nouveau type de référé-détention.

Au-delà de cette configuration qui consacre un déséquilibre accru de notre système pénal, plusieurs dispositions éclairent les intentions réelles des rédacteurs de cet avant-projet.

Ainsi, en dépit de leur état indigne, maintes fois dénoncé, les « dépôts » de la région parisienne pourront « accueillir » les personnes déférées pendant 24 heures (et non plus 20 heures) avant qu’elles ne rencontrent un magistrat.

Par ailleurs, alors que la Cour de cassation limite déjà considérablement la portée des nullités de procédure, le texte prévoit qu’un acte ne pourra être annulé que si un acte illégal en est « le support exclusif et nécessaire ».

Last but not least, le gouvernement démontre une nouvelle fois sa bienveillance envers les milieux d’affaires en redéfinissant la prescription de l’action publique. En effet, si les délais passent de 10 à 15 ans en matière criminelle et de 3 à 6 ans pour la majorité des délits, l’avant-projet supprime le régime des « délits dissimulés ». Concrètement, cela signifie qu’en matière d’abus de confiance et d’abus de biens sociaux, le délai de prescription ne commencera plus à courir à compter de la découverte de l’infraction comme l’avait jugé la Cour de cassation, mais de la commission des faits. Ces délits étant par nature révélés longtemps après leur commission, ceux qui les commettent peuvent dormir tranquilles…"