Faites attention
Une tribune du secrétaire général du Syndicat de la Magistrature dans l'Humanité, le 10 mars 2010 :
"Qui bénéficiera de la réforme de la Procédure pénale voulue par le gouvernement ?
En matière pénale, on peut juger de la qualité d’un système au degré d’indépendance qu’il laisse à la justice pour lutter contre la délinquance des puissants, hommes politiques, notables, chefs d’entreprise – cette délinquance que le pouvoir exécutif, par intérêt ou par faiblesse, préfère souvent ne pas regarder en face.
Partant, l’avant-projet de réforme présenté le 1er mars constitue une régression d’une ampleur peu commune.
La situation n’était déjà pas reluisante.
Ces dernières années, les procureurs de la République ont encore vu se raccourcir la laisse qui les attachait au ministère de la justice. Leur carrière est entièrement entre les mains de l’exécutif, qui n’hésite plus à contrer les avis du Conseil supérieur de la magistrature. Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur les nominations des responsables des principaux parquets – où l’obéissance devient un critère de recrutement plus décisif que la compétence ou l’envergure professionnelle. Bref, tout fonctionne déjà selon le paradoxe suivant : alors que l’autorité judiciaire devrait, par vocation, porter haut son indépendance, le fonctionnement du parquet en fait un des corps les plus poreux à cette culture de la soumission déjà maintes fois dénoncée. Cette culture, il ne faut pas s’en étonner, transpire dans le traitement actuel des « affaires » par les parquets, traitement le plus souvent conforme aux attentes du pouvoir. Ainsi, les procureurs ne saisissent plus qu’exceptionnellement des juges d’instruction, dont l’indépendance les effraie : à Paris, le pôle financier ne reçoit presque plus de dossiers, à tel point que les magistrats qui en partent ne sont maintenant plus remplacés.
De fait, l’opportunité des poursuites se transforme en opportunisme. La liste n’en finirait pas de ces affaires classées ou de ces non-lieux requis, non par manque de charges, mais à cause du nom du mis en examen. Comment d’ailleurs reprocher ces errements aux procureurs eux-mêmes, quand le moindre accent d’autonomie peut leur valoir une mutation quasiment disciplinaire, et alors même qu’une précédente garde des Sceaux, pour donner le ton de la reprise en main, avait affirmé sans hésiter qu’elle était le « chef des procureurs » ?
Mais, en introduisant trois nouvelles brèches dans la procédure pénale, le gouvernement est en train de rendre, de fait, illusoire, toute volonté de lutter contre la délinquance des puissants.
La prescription des infractions, tout d’abord. Parce que certaines d’entre elles, abus de confiance ou de biens sociaux, sont par nature dissimulées, la justice considère que leur prescription ne commence à courir qu’à partir de leur découverte, et non de leur commission. Cet aménagement réaliste s’est toujours heurté à un fort lobbying de certains milieux d’affaires, qui voulaient se servir de la prescription pour échapper aux poursuites. Ils viennent de remporter une lourde victoire. En faisant partir en ces matières la prescription de la date de commission des faits, le projet hypothèque pour l’avenir la conduite d’un nombre important d’affaires, dont la liste, pour le passé, laisse songeur : Elf, Angolagate, frégates de Taïwan…
L’indépendance de la direction d’enquête, ensuite. En supprimant le juge d’instruction sans le remplacer par un parquet indépendant, le gouvernement soumet à son influence le cœur de la procédure, c’est-à-dire l’enquête pénale, le recueil des preuves, et surtout la stratégie. On pourra prévoir à la marge tous les arrangements possibles : si la direction de l’enquête ne demeure pas, dans les affaires les plus sensibles, un bastion d’indépendance, cela signera l’échec assuré de toutes ces enquêtes, ou plutôt leur conduite au bon vouloir du pouvoir exécutif. Il est si facile de faire semblant d’enquêter quand on ne veut déboucher sur rien.
Mais, objectera-t-on, il restera toujours un tribunal pour juger les personnes et les enquêtes. Pas du tout. Le projet parachève une évolution commencée il y a quelques années, consistant à confier au parquet le pouvoir de juger. Ainsi, le fameux « plaider coupable » deviendrait applicable à tous les délits, ce qui ferait entrer dans son champ des infractions telles que la corruption, le trafic d’influence, le détournement de fonds publics… Il sera donc loisible aux procureurs de négocier les peines dans le secret d’un cabinet, et de faire échapper, à l’audience publique et à tout contrôle démocratique, les affaires qu’ils voudront.
La boucle sera alors bouclée. Le procureur de la République dépendant aura pris la place du juge indépendant. Des turpitudes de ses élites, le peuple ne saura plus que ce qu’on voudra bien lui dire. En revanche, un soupçon gigantesque s’immiscera partout et les décisions des procureurs deviendront, à tort ou à raison, suspectes de partialité. La perte du sentiment d’égalité devant la loi contribuera un peu plus au ressentiment général. L’institution judiciaire, on s’en doutait, n’y aura rien gagné, et la société, si elle n’y prend garde, y perdra beaucoup."
Une tribune du secrétaire général du Syndicat de la Magistrature dans l'Humanité, le 10 mars 2010 :
"Qui bénéficiera de la réforme de la Procédure pénale voulue par le gouvernement ?
En matière pénale, on peut juger de la qualité d’un système au degré d’indépendance qu’il laisse à la justice pour lutter contre la délinquance des puissants, hommes politiques, notables, chefs d’entreprise – cette délinquance que le pouvoir exécutif, par intérêt ou par faiblesse, préfère souvent ne pas regarder en face.
Partant, l’avant-projet de réforme présenté le 1er mars constitue une régression d’une ampleur peu commune.
La situation n’était déjà pas reluisante.
Ces dernières années, les procureurs de la République ont encore vu se raccourcir la laisse qui les attachait au ministère de la justice. Leur carrière est entièrement entre les mains de l’exécutif, qui n’hésite plus à contrer les avis du Conseil supérieur de la magistrature. Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur les nominations des responsables des principaux parquets – où l’obéissance devient un critère de recrutement plus décisif que la compétence ou l’envergure professionnelle. Bref, tout fonctionne déjà selon le paradoxe suivant : alors que l’autorité judiciaire devrait, par vocation, porter haut son indépendance, le fonctionnement du parquet en fait un des corps les plus poreux à cette culture de la soumission déjà maintes fois dénoncée. Cette culture, il ne faut pas s’en étonner, transpire dans le traitement actuel des « affaires » par les parquets, traitement le plus souvent conforme aux attentes du pouvoir. Ainsi, les procureurs ne saisissent plus qu’exceptionnellement des juges d’instruction, dont l’indépendance les effraie : à Paris, le pôle financier ne reçoit presque plus de dossiers, à tel point que les magistrats qui en partent ne sont maintenant plus remplacés.
De fait, l’opportunité des poursuites se transforme en opportunisme. La liste n’en finirait pas de ces affaires classées ou de ces non-lieux requis, non par manque de charges, mais à cause du nom du mis en examen. Comment d’ailleurs reprocher ces errements aux procureurs eux-mêmes, quand le moindre accent d’autonomie peut leur valoir une mutation quasiment disciplinaire, et alors même qu’une précédente garde des Sceaux, pour donner le ton de la reprise en main, avait affirmé sans hésiter qu’elle était le « chef des procureurs » ?
Mais, en introduisant trois nouvelles brèches dans la procédure pénale, le gouvernement est en train de rendre, de fait, illusoire, toute volonté de lutter contre la délinquance des puissants.
La prescription des infractions, tout d’abord. Parce que certaines d’entre elles, abus de confiance ou de biens sociaux, sont par nature dissimulées, la justice considère que leur prescription ne commence à courir qu’à partir de leur découverte, et non de leur commission. Cet aménagement réaliste s’est toujours heurté à un fort lobbying de certains milieux d’affaires, qui voulaient se servir de la prescription pour échapper aux poursuites. Ils viennent de remporter une lourde victoire. En faisant partir en ces matières la prescription de la date de commission des faits, le projet hypothèque pour l’avenir la conduite d’un nombre important d’affaires, dont la liste, pour le passé, laisse songeur : Elf, Angolagate, frégates de Taïwan…
L’indépendance de la direction d’enquête, ensuite. En supprimant le juge d’instruction sans le remplacer par un parquet indépendant, le gouvernement soumet à son influence le cœur de la procédure, c’est-à-dire l’enquête pénale, le recueil des preuves, et surtout la stratégie. On pourra prévoir à la marge tous les arrangements possibles : si la direction de l’enquête ne demeure pas, dans les affaires les plus sensibles, un bastion d’indépendance, cela signera l’échec assuré de toutes ces enquêtes, ou plutôt leur conduite au bon vouloir du pouvoir exécutif. Il est si facile de faire semblant d’enquêter quand on ne veut déboucher sur rien.
Mais, objectera-t-on, il restera toujours un tribunal pour juger les personnes et les enquêtes. Pas du tout. Le projet parachève une évolution commencée il y a quelques années, consistant à confier au parquet le pouvoir de juger. Ainsi, le fameux « plaider coupable » deviendrait applicable à tous les délits, ce qui ferait entrer dans son champ des infractions telles que la corruption, le trafic d’influence, le détournement de fonds publics… Il sera donc loisible aux procureurs de négocier les peines dans le secret d’un cabinet, et de faire échapper, à l’audience publique et à tout contrôle démocratique, les affaires qu’ils voudront.
La boucle sera alors bouclée. Le procureur de la République dépendant aura pris la place du juge indépendant. Des turpitudes de ses élites, le peuple ne saura plus que ce qu’on voudra bien lui dire. En revanche, un soupçon gigantesque s’immiscera partout et les décisions des procureurs deviendront, à tort ou à raison, suspectes de partialité. La perte du sentiment d’égalité devant la loi contribuera un peu plus au ressentiment général. L’institution judiciaire, on s’en doutait, n’y aura rien gagné, et la société, si elle n’y prend garde, y perdra beaucoup."